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La Condamine avait rapporté à Paris le premier caoutchouc. Il le montra à ses collègues de l'Académie des sciences, expliqua comment les Indiens de l'Amazonie en faisaient des chaussures, des bouteilles incassables et des seringues rendant le même service que celles de M. Purgon. On trouva ces sauvages amusants et ingénieux, mais l'on ne vit pas de prime abord en quoi leur curieuse substance pouvait être utile à une société civilisée.
Puis l'on constata qu'elle effaçait les traits de crayon. Une fonction importante fut donc trouvée pour ce caoutchouc, en même temps que son nom anglais de rubber, effaceur : il pouvait, dans certains cas, remplacer le grattoir. Des esprits moins savants et plus pratiques imaginèrent d'autres utilités à la gomme élastique et imperméable de l'Amazonie.
Un certain Mr. Mackintosh en fit des manteaux. Un certain Mr. Goodyear en fit des souliers. Ce Mr. Goodyear, habitant de Boston, et un Anglais nommé Hancock trouvèrent le moyen de durcir le caoutchouc
en lui incorporant du soufre. Brusquement, le monde ne comprit pas comment il avait pu, pendant tant de siècles, se passer du tissu des bretelles, des jarretelles, des ceintures abdominales, des couvre-souliers, des manteaux de pluie, des rouleaux d'imprimerie, des bandes de billard, des blagues à tabac. La prolifération des machines multiplia le nombre des dispositifs auxquels le caoutchouc prêtait sa précieuse compressibilité et sa merveilleuse étanchéité. D'une curiosité, le caoutchouc devint, en trente ans, une nécessité. La forêt amazonienne prit place dans l'économie d'un monde en cours de transformation.
Les sources du caoutchouc sont nombreuses. Le lait végétal, le latex dont il est fait, coule d'un grand nombre de plantes appartenant à des familles variées. Mais l'Hevea brasiliensis dépasse de beaucoup toutes les autres par la proportion de gomme contenue dans son suc. Ce n'est pas l'un des colosses de la forêt amazonienne, mais néanmoins un bel arbre dont les feuilles trilobées peuvent monter jusqu'à 30 mètres et dont le tronc gris peut atteindre 3 mètres de tour. Cahuchu, le bois qui pleure, disaient les Indiens. A son don des larmes, il associe un caractère solitaire. Jamais un seringa ne recherche le voisinage d'un autre seringa. Il vit à l'écart, met de 100 à 200 mètres de broussailles entre son semblable et lui. Mais l'Amazonie est si vaste que des millions d'hévéas s'égaillent des marais de l'estuaire aux terres escarpées des contreforts andins. |
Dans l'étouffante moiteur de la jungle, les seringueiros, collecteurs de caoutchouc, récupèrent le latex des hévéas,
lors des saignées pratiquées quotidiennement |
Le long des rivières, souvent inexplorées, des hommes se dispersèrent par milliers. Sur les quais de Belém, près des superbes schooners aux voiles bleues du bassin de Ver-o-pesu (Voir au Poids), ils étaient une foule, mais, à mesure qu'ils s'enfonçaient dans l'Amazonie, ils devenaient progressivement des hommes seuls. La plupart venaient du Cearà., de la steppe famélique sur laquelle errent des troupeaux de bêtes efflanquées. Ils étaient accoutumés à l'espace de la terre et du ciel, et ce qu'ils trouvaient, au terme du voyage, c'était la niche qu'ils devaient construire eux-mêmes dans la profondeur d'une végétation qui supprimait jusqu'au soleil. Ils avaient été accoutumés aux longues sécheresses, pendant lesquelles la peau devient du parchemin, et ils devaient vivre dans l'humidité de lessive qui gonfle les chairs en les rendant blafardes comme celles d'un mort. Ils recevaient sans cesse sur les épaules la pluie hurlante, et la malaria se saisissait d'eux pour les serrer plus étroitement dans son cycle de brûlures et de frissons. Un autre cercle dont ils étaient condamnés à ne jamais s'évader était celui de l'endettement. Tout ce qu'ils avaient apporté dans leur pirogue — quelques outils, une arme, un peu de pétrole, un peu de sel, de la farine de manioc, de longs filets séchés de pirarucu, ou morue de l'Amazone — ce baluchon si humble, cette richesse de gueux, représentait une avance dont ils étaient comptables envers les propriétaires des hévéas ou les acheteurs de caoutchouc, des auiadors ou des patraos. Il était à peu près sans exemple qu'un seringueiro fût parvenu à se libérer. Il avait quitté son Cearà avec l'idée d'y revenir en faisant sonner les pièces d'or, et les ruses des comptes qu'on plaçait sous ses yeux d'illettré faisaient toujours que tout le caoutchouc de la forêt n'était pas capable de payer son rapatriement. S'il arrivait miraculeusement qu'il eût quelques cruzeiros entre les doigts, le besoin de revanche immédiate contre la solitude et la peur le précipitait dans les assommoirs de Porto Velho, de Santarém ou de Manaus.
A Vienne et à Paris, les voitures de maître roulaient maintenant sur des roues caoutchoutées. M. Dunlop avait l'idée de monter les bicycles sur des bandes de caoutchouc. On demandait des 'caoutchoucs' lorsqu'on achetait des chaussures imperméables, et le mot 'caoutchouc' était aussi synonyme de manteau de pluie. Pour répondre à cet engouement d'un monde qu'il ignorait, le seringueiro de l'Amazone quittait sa case à la pointe de l'aube, au moment où la forêt retentit d'un concert que la montée impitoyable du soleil étouffe progressivement. Le sentier, l'estrada, courait d'hévéa en hévéa. L'homme, au cours d'un premier circuit, incisait les troncs d'un coup de hachette et fixait sous la blessure un gobelet de métal. Revenu à son point de départ, il repartait sur l'estrada, recueillant le latex dans un bidon de fer blanc. Les distances à parcourir — 100, 150 hévéas — étaient si grandes que le seringueiro devait toujours trotter sur l'étroit sentier glissant. La poussée de la forêt cherchait inlassablement à étouffer la piste qu'il fallait sans cesse rouvrir à coups de sabre d'abattis.
Toute une nature vénéneuse et venimeuse s'acharnait contre le travailleur : les ronces dont les piqûres entraînaient des phlegmons ; les vers, les larves, les tiques pénétrant toutes les parties de son organisme et l'ensemençant d'une foule de maladies hideuses; les bactéries de l'eau putride, sa seule boisson; jusqu'aux morsures de fourmis géantes, aussi douloureuses et dangereuses que celles des scorpions. Le latex recueilli, il fallait encore le fumer pour en faire les grosses boules, ou pelas, d'une vingtaine de kilos, qui ont l'aspect et le grain d'une bille de bois. Accroupi sous sa case de branchages, le seringueiro achevait sa journée de labeur dans la fumée âcre des noix d'urucuri qui lui détruisait les poumons. La forêt avait reçu de la steppe des hommes pauvres et sains; elle ensevelissait au bout de quelques années des ruines humaines. Le premier caoutchouc du monde fut ramassé, dans des conditions pires que l'esclavage, par des affamés, des fiévreux, souvent même des hommes moribonds.
Mais une prospérité retentissante naissait de cette misère. Chaque année, la demande de caoutchouc s'accroissait et, chaque année, les cours dépassaient ceux des années précédentes. Pour le seringueiro une livre de borracha valait quelques poignées de farine de manioc, mais, pour l'exportateur, elle valait l'équivalent de 35 livres de café. D'immenses bénéfices retombaient en cascades sur la hiérarchie des intermédiaires. Des aventuriers accouraient de toutes parts vers cette source d'enrichissement jaillie de la forêt vierge.
Le caoutchouc est peut-être, dans toute l'histoire économique, le seul produit végétal qui ait engendré une fièvre égale à celle de l'or. Manaus existait depuis fort longtemps. Sur la nappe d'encre du rio Negro, près de son confluent avec l'Amazone, l'explorateur Francisco Falco avait, en 1669, fondé un fort, San José, qui devint Bara, qui devint Manaus. Deux siècles administratifs somnolèrent sur deux ou trois petites collines séparées par des igarapés très encaissés. La capitale de l'Amazone était Belém, port d'estuaire, seul noeud entre le fleuve sauvage et la civilisation, et la bourgade de Manaus, 6 000 habitants en 1850, ne représentait qu'un avant-poste situé à une distance absurde dans l'inexploré. Quelques poignées de Illamelucos et de Caboclos, métis d'Indiens et de Portugais, pêcheurs, chasseurs, tanneurs de peaux de caïman, collecteurs de plantes médicinales, s'éparpillaient dans des étendues invraisemblables de marais, mais convergeaient à Manaus, à l'époque de la crue, pour échanger les produits de la forêt contre un peu de fer, de poudre et de sel. La bourgade était d'un délabrement indicible. Les berges du rio Negro, couvertes et découvertes par les eaux, engloutissaient dans le limon du fleuve les détritus des hommes que des urubus, espèces de vautours d'Amérique du Sud, graves et noirs comme des alguazils, venaient exhumer. Les quelques notables, fonctionnaires et commerçants, bâtissaient leurs maisons de bois sur la terre sèche pendant que, comme aujourd'hui, le peuple vivait sur des radeaux. La forêt fermait le cercle, dans l'arrière-cour des habitations.
Le caoutchouc bouleversa cet équilibre vermoulu. Des noms de toutes les nations du monde apparurent brusquement sur les enseignes de Manaus. On eut de la peine à construire les premiers entrepôts, mais la compagnie anglaise Booth sauva la situation en établissant un pont entre l'igarapé de Cachoeirinha et l'igarapé de Cachoreira. Le grand atout de la cité dans la forêt vierge était sa communication directe avec l'Océan par le colossal chemin d'eau de l'Amazone. On vit bientôt régulièrement ce spectacle inouï : les grands paquebots d'Europe entrant dans le rio Negro, franchissant la frontière tourbillonnante de l'eau jaune et de l'eau noire, longeant les falaises de la rive septentrionale et mouillant devant Manaus au son de leur orchestre et de leur sifflet. Les raffinés prirent l'habitude d'envoyer blanchir leur linge à Londres, suivant les canons du snobisme d'alors.
Fouetté par l'argent, Manaus prit un essor prodigieux. On pava les rues, on fit des égouts, on construisit une cathédrale, on installa l'éclairage au gaz, on capta une source pour la hisser jusqu'au sommet d'une colline et la déverser dans un immense réservoir en fer, on commanda en Angleterre un tramway de 16 kilomètres de rails. Le soir, les belles de Manaus, enveloppées de mousseline, montaient dans les remorques découvertes pour s'éventer du vent de la course, laquelle s'achevait au grand pont de fer de Cachoeirinha, devant la terrifiante forêt. L'extravagance des extravagances fut la construction d'un théâtre de 1 400 places, surmonté d'une énorme coupole de faïences polychromes, dont les véritables fervents de Manaus déplorèrent qu'elle ne fût pas en or. Le monde entier sait que Sarah Bernhardt vint jouer sur cette scène : le fait est relaté jusque sur la couverture des cahiers des écoliers de Manaus — mais il est faux. La Pavlova vint y danser mais jamais Sarah Bernhardt ne mit le pied à Manaus, et pas davantage Caruso. |
L'Opéra de Manaus date du temps de sa prospérité.
Les mosaïques au premier plan symbolisent
les flots éternels de l'Amazone. |
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